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Apprendre ! Oui mais comment ?

André Giordan


Quand les médias parlent d’école, ils parlent de réformes : réformes du collège, de la formation des enseignants. Aussitôt le train et l’arrière train réagit : syndicats, corporations, intellectuels de gauche et de droite, conservateurs de tout poils montent au créneau : quid du grec ou du latin, quid du siècle des lumières, vive le « lire, écrire et compter » !  Comme si lire et écrire s’apprenait de façon éthérée… Au mieux on se dispute sur l’enseignement, sur les méthodes : méthode globale versus méthode syllabique… mais les méthodes « marchent-elles » pour tous les élèves ! En fait, on oublie, on élude toujours le cœur du problème : comment l’élève apprend ?… Et si pour une fois, on se penchait sur cette question pour faire le point…

Comment apprend-on en fait ? Quelle est la place de la mémoire, de la motivation, du désir, de l'émotion, des informations reçues ou encore des investigations entreprises ? Que sait-on des capacités étonnantes du cerveau? Pourquoi certains enfants ou adultes ont-ils tant de difficultés à apprendre ? Pourquoi perdent-ils souvent le goût d’apprendre à l’école ? Comment faire pour faire renaître ce désir ? Comment accompagner une personne dans l’appropriation de son savoir ?
C’étaient les questions que nous nous posions, il y a vingt ans dans le cadre des recherches du Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences que nous avions fondé à l’université de Genève ! Or elles restent toujours pleinement d’actualité. Nous étions bien seul à cette époque… L’apprendre en tant que tel n’était pas à l’ordre du jour. Le mot même n’existait pas. Tout était centré sur la transmission de connaissances. « L’apprentissage » comme on disait était supposé la conséquence automatique d’une transmission de savoirs.
Et tout était affaire de méthodes, y compris pour les partisans des méthodes actives. Or les supposées méthodes ne sont efficaces généralement que pour ceux qui les créent ! Pour les autres, le résultat reste très aléatoire, notamment pour les personnes (enfant ou adulte) qui ont du mal à « rester dans les rails ».
En fait, la transmission et les méthodes étaient édifiées à partir soit d’idéologies a priori, soit elles « reposaient » sur des recherches externes à l’éducation, de types psychologique, sociologique ou informatique. Au mieux, les courants pédagogiques progressistes (Montessori, Freinet, Decroly,..), reposaient sur l’empirisme ou l’intuition. Les processus par lesquels chaque individu passe pour élaborer son savoir étaient mal connus ; peu de recherches systématiques sérieuses existaient, notamment sur le terrain. Dans leurs domaines respectifs, Piaget, Bourdieu, Illich et consorts régnaient en maîtres…
En sus, on éludait également les processus qui échappent à l’enseignement. Ces derniers peuvent susciter nombre de démarches a contrario de ce qui est transmis et se révéler bénéfiques. Combien de personnes s’opposent ou sont rebelles aux enseignants ou aux formateurs. Or c’est dans cette rébellion qu’elles puisent leur dynamique pour apprendre.

Les sciences de l’apprendre

Depuis un nouveau domaine est né : les « sciences de l’apprendre » ; elles se sont développées rapidement en Europe au cours de ces dix dernières années, dans le prolongement des Learning Sciences des pays anglo-saxons. Il est vrai que l’apprendre est devenu une démarche incontournable, dans un monde en pleine transformation. Cette idée, nous avions lancé en 1980 aux Journées internationales de Chamonix (journées CECSI), elle avait fait bien ricaner à l’époque ! Depuis, elle s’est concrétisée. Des appels d’offre venant de diverses institutions sont proposés actuellement aux chercheurs.
Malheureusement les adhérences aux habitudes du passé restent nombreuses et trop souvent les sciences de l’apprendre font place aux « sciences du faire apprendre ». L’accent est toujours mis sur une théorisation des pratiques d’enseignement à partir de modèles issus des sciences cognitives, de la psychologie sociale ou de la sociopsychologie culturelle. Nous voilà de nouveau sur des démarches de transmission implicite et sur « la nécessité d’élaboration d’ingénieries coopératives comme instrument essentiel de cette production ». En mots plus simples : ce domaine en reste à la production de méthodes, des applications de disciples externes, sans contact avec le terrain.
Pourtant l’appropriation de savoirs est trop complexe pour passer par une seule méthode ou pour faire plus moderne par une ingénierie ad hoc. Et il reste beaucoup à découvrir sur les processus de l’apprendre in situ (école, formation, médiation,..) pour pouvoir accompagner les personnes (élève,  adulte en formation, public) à apprendre. C’est dans ces directions que nous avons toujours œuvré au sein du Laboratoire de Genève.

Le modèle allostérique

Nos études, grâce au concours de multiples chercheurs, ont mis en avant une nouvelle approche de l’apprendre. Elle est bien connue sur le plan international –peu encore sur le plan français- sous le vocable de modèle allostérique (allosteric learning model pour les anglosaxons, modelo de apprendizaje alostérico ou MAA pour les hispaniques, ?????? pour les chinois)…
Elle dénote une autre conception des sciences de l’apprendre, basée sur des recherches de terrain portant directement sur des apprenants en situation d’appropriation. Elle fait suite aux travaux sur les démarches d’investigation(1) et sur les conceptions (2) développées dans des ouvrages antérieurs. Connaître les conceptions ne suffit pas pour "faire apprendre". Encore s’agit-il de les transformer ! Et ce n’est jamais ni immédiat, ni simple. Il nous a fallu repérer les processus et les obstacles intervenant dans ces changements mentaux, les décortiquer, les comprendre et en parallèle tester les conditions qui les favorisent. C’est ainsi que les courants transmissif, behavioriste, constructiviste ou socioconstructiviste (dont les méthodes dites « actives », les hands-on ou le conceptual change) sont apparus trop limités.
Comme on peut le voir, notre démarche des sciences de l’apprendre a  moins  pour  objectif d’expliquer «comment on enseigne » que « comment on apprend ».  N’est-ce pas là la finalité de l’école ou des autres lieux de formation et de médiation ? Et  ce  renversement  de  point de vue offre des perspectives enthousiasmantes,  tant  du  point  de  vue intellectuel  qu’éducatif.
Pour préciser, le modèle allostérique de l’apprendre en tant que tel repose sur cinq piliers fondamentaux.

1. L’appropriation des savoirs s’articule sur un « travail » sur les conceptions(3) de l’apprenant. Ce dernier comprend, apprend et mobilise son savoir au travers des idées qu’il se fait, des démarches qu’il sait mobiliser. Ces dernières sont les seuls outils qu’il maîtrise ; c’est au travers d’elles qu’il décode la réalité et les données. En même temps, elles sont ses “prisons” intellectuelles qui l’enferment.
Pour apprendre, il devra aller à l’encontre de celles-ci ; mais il ne le pourra paradoxalement qu’en faisant avec !..

2. Les processus de déconstruction sont ainsi priorisés. Apprendre, c'est autant évacuer des savoirs peu adéquats qu'en s'approprier d'autres. C'est le résultat d'un processus de transformation..., de transformation de questions, d'idées initiales, de façons de raisonner habituelles où l'apprenant ne retient que ce qui le touche ou l'accroche.
L’appropriation d’un savoir se réalise rarement de façon automatique ou directe. Un simple lien entre une information et une structure mentale, une «assimilation» par cette dernière ou encore une présumée «abstraction réfléchissante», sont rarement pertinentes, contrairement à ce qu’ont supposé naïvement les psychologues, de Watson à Piaget ou Vygotsky, de Binet aux connexionnistes. Ce sont des vues trop optimistes de laboratoire ou très idéalisées... 
Les conceptions en fonction dans «la tête» de tout individu, en d’autres termes ses questions, ses idées, ses façons de raisonner, de produire du sens, etc., rejettent généralement toutes informations qui n'entrent pas en résonance avec elles. On n’entend vraiment que ce qui nous fait plaisir ou conforte nos positions. Une connaissance inédite s’inscrit rarement dans la lignée des savoirs maîtrisés. Au contraire, ces derniers constituent autant d’obstacles rigides à l’apprendre. Il faudrait donc envisager au préalable une «purge », une déconstruction comme le suggérait avec évidence le philosophe français Gaston Bachelard. Dans la pratique quotidienne, cette démarche s’avère quasi impossible. On a beau multiplier les arguments, les contre-exemples ou les expériences, l’apprenant ne se dépouille pas facilement de ses opinions et de ses croyances. Nombre de conditions spécifiques et de détours sont inéluctables… Il importe d’en avoir pleinement conscience.
Cette phase plus délicate que la construction conduit à un recyclage ou une métamorphose des idées, des raisonnements et des paradigmes préalables. S’approprier un nouveau savoir, car il s’agit bien d’une appropriation, c’est donc intégrer des nouvelles données dans une structure de pensée déjà «en place» qui fait barrage. Mais comment faire autrement, sans la déformer ou plutôt la transformer ?.. Cette transformation n’est jamais immédiate, elle est toujours le résultat d’un processus d’émergence né de l’interaction entre des éléments préalables –les conceptions de l’individu apprenant- et des informations inhabituelles apportées par la situation d’apprentissage.

3. Tout n’est pas purement cognitif dans l’apprendre. Cette «métamorphose» de la pensée n’est possible que quand l’apprenant est motivé parce qu’il a saisi ce qu’il peut en faire et qu'il voit le "plus" que le nouveau savoir peut lui apporter. Celui-ci répond-t-il à une de ses questions ? Se sent-il concerné, interpellé par ce savoir? Lui permet-il de faire une prévision ou une action ?
L’apprendre, pour qu’il soit « réussi », passe toujours par des moments de métacognition où l’affectif, l’émotion, parfois les ressentis, jouent un rôle moteur. Les obstacles les plus forts ne sont-ils pas à ce niveau ? On peut ne pas apprendre simplement parce qu’on possède une image désastreuse de ce qu’est apprendre ou de soi-même et de sa capacité à apprendre !.. Certains jeunes de banlieues pensent que c’est «relou » et «anchi »!… Nombre de personnes en échec en maths n’ont-elles pas buté non pas sur les exercices mais sur l’image « difficile qu’il se faisait de cette discipline ?

Les différents niveaux auxquels se joue l’apprendre
(perceptif, cognitif, affectivo-émotionnel, infracognitif et métacognitif),

4. L’affectif, le métacognitif,.. et le sens se trouvent ainsi très intimement liés, en des boucles de régulations multiples. Et tous trois sont régulés à leur tour par le désir d’apprendre. Celui-ci peut être généré par l’individu lui-même à travers ses besoins, ses projets d’être ou de vie, le sens qu’il donne à la situation ou aux savoirs. Chaque individu invente donc intentionnellement le sens de ses apprentissages. Car lui seul peut le désirer, au travers de sa seule texture mentale, et personne ne peut le faire à sa place… mais, autre paradoxe, une médiation (un médiateur enseignant ou vulgarisateur, une stratégie pédagogique, un environnement didactique, etc.) peut être tout aussi indispensable. Le médiateur peut faciliter cette production de sens en proposant des situations propres à -interpeller, concerner. Il peut faciliter le questionnement, sans qui rien ne se passe. La situation éducative doit créer en continuité cette envie de comprendre et de chercher. Par exemple, elle peut ébranler l'apprenant, lui suggérer que ce qu'il pense est peut-être différent de ce qui est.

Composantes du désir d’apprendre

5. La nécessité d’interaction avec un environnement qui devra « nourrir » l’apprenant (appelé « l’environnement didactique »). En effet, l’individu, même autodidacte, a peu de chance de rencontrer spontanément les éléments qui vont interagir avec ses conceptions pour les transformer. Sil n’existe pas de méthode, les recherches ont mis en évidence un système de paramètres favorables.

L’environnement didactique
ou le système de paramètres qui favorisent l’apprendre
Apprendre, une approche systémique et paradoxale

Difficile à faire passer un tel modèle dans un pays cartésien ! Cette approche de l’apprendre est de type systémique, plusieurs paramètres en interaction et en synergie sont indispensables. Le plus souvent ces derniers sont antagonistes : apprendre nécessite à la fois effort et plaisir, perturbations et accompagnement, investigations et métacognition, etc.. Le processus prend appui sur les conceptions de l’apprenant, seul outil à sa disposition, et dans le même temps, ce dernier doit apprendre contre celles-ci. Le tout dans une démarche qui doit avoir du sens pour la personne qui apprend.
En sus, ce modèle n’annule pas les autres façons d’apprendre… L’imitation reste un modèle essentiel pour les premiers apprentissages de l’enfance. Le modèle frontal suffit quand l’apprenant possède toutes les dispositions (mêmes questions, même cadre de référence, même façons de produire du sens, etc..). Le modèle behavioriste permet très aisément l’apprentissage de gestes techniques. Quant aux divers modèles constructivistes, ils permettent l’assimilation quand le système de pensée est en phase. Par contre, ils sont trop limités quand le savoir se heurte à la structure de pensée de l’apprenant ; tout un travail de déconstruction et de (re)construction est à mettre en place.

Adopté dans nombre de pays, le modèle allostérique de l’apprendre crée ainsi les bases pour affiner l’approche formative. Et nombre de chercheurs de part le monde (Belgique, Chine, Québec, Suisse, Argentine, Brésil, Tunisie, Pologne, Italie, Thaïlande, Turquie, Venezuela,..) ou de disciplines (Education à la santé, Education thérapeutique du patient, formation des formateurs, formation des enseignants, formation des soignants, des ingénieurs et des techniciens, muséologie) s’en sont emparés. Il reste encore beaucoup à connaître pour identifier les différentes manières d’apprendre chez l’adulte et chez l’enfant et créer en interaction des situations, des outils, des stratégies optimales pour favoriser l’appropriation du savoir. Les résultats obtenus sont toutefois plus que satisfaisants et ils conduisent à repenser la place et le rôle de l’enseignant, du médiateur ou du formateur.

L’appropriation, une approche de la complexité

Dans une époque où il est difficile de savoir quoi transmettre aux jeunes ou à l’autre -quels savoirs seront opératoires en 2030, 2050 ?-, il est plus pertinent de se centrer sur les processus d’appropriation. Et sur un plan pratique, les recherches convergent pour prendre en compte dès le départ l’apprendre et l’évaluation en synergie. Tous deux forment un continuum ; l’évaluation peut devenir un levier pour mieux apprendre.
Coté enseignant ou formateur, l’évaluation est un outil pour repérer les obstacles à l’appropriation et mieux adapter l’environnement didactique. Côté élève, cette approche de l’apprendre débouche sur une « évaluation positive ». Les apprenants passent leurs « contrôles » lorsqu'ils sont prêts. Ils ont donc la responsabilité de se préparer, accompagnés par les équipes de l'établissement, pour réussir les tests organisés autour de connaissances et de compétences.
Une difficulté ciblée lors d'une première évaluation peut être retravaillée et le contrôle passé à nouveau pour valider l'ensemble des réussites. L’évaluation n’est plus un couperet, elle n’est plus la fin d’un cours ; elle devient intégrante à l’apprendre. L’erreur n’est plus une « faute » dont on ne comprend pas forcément l’origine et qu’on laisse en l’état parce qu’on passe à autre chose. Au contraire, elle devient le « passage obligé » de tous les apprentissages délicats. L’évaluation évolue comme un médian au service de l’appropriation des compétences et des connaissances.

Pour en savoir plus

  • Giordan, Apprendre ! Belin, 1998, nlle édition alpha 2016
  • Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir,  Delachaux, Neuchatel, 1987, réédition Ovadia 2010
  • sur l’apprendre à apprendre
  • Saltet, A. Giordan, Coach Collège, Play bac, 2006
  • Giordan, J. Saltet, Apprendre à apprendre, Librio, 2007
  • Giordan, J. Saltet, Apprendre à prendre des notes, Librio, 2011, nlle ed 2015
  • Giordan, J. Saltet, Apprendre à réviser, Librio, 2012, nlle ed 2015
  • Giordan, J. Saltet, Apprendre à réussir, Librio, 2014

 

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1. A. Giordan, Une didactique pour les sciences expérimentales, Belin, 1999

2. A. Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir,  Delachaux, Neuchatel, 1987, réédition augmentée Aux origines du savoirs, Ovadia 2010

3. Chaque individu possède ses croyances propres et met en oeuvre des démarches personnelles pour apprendre. S'il n’en a pas directement sur la question abordée, il « manipule » d'autres idées afin de trouver un système explicatif qui lui convienne. Ce système de pensée, appelée conception, oriente la façon dont l’individu décode les informations et formule ses nouvelles idées.

4. Citons notamment sans être exhaustif les travaux des chercheurs suivants : Emmanuel Easte, Francine Pellaud, Greg Lagger, Xinning Pei, Marina Gruslin, Alain Golay, Maryse Honorez, François Rémy, René Cahay, Brigitte Monfort, Jean Therer, Maritza Acuña, Cynthia Engels, Henri Boudreault, Kate Potyrala, Gérard de Vecchi, Laurent Dubois, Adriana Mohr, Sonia Teppa, Katherine Velásquez, Ana Jesus Aguilar Angeletti, Burckin Dal, Agustín Mauricio Barrios, Noé Efrain Martinez, etc…